CHAPITRE 10
« Je veux les détails, dis-je, sur la façon dont vous l’avez chassé de son corps et dont vous avez réussi à le faire entrer de force dans le vôtre. »
Mercredi enfin. Il ne s’était pas passé une demi-heure depuis le coucher du soleil. Je l’avais fait sursauter en apparaissant sur le perron derrière la maison.
Nous étions assis maintenant dans la cuisine d’une blancheur immaculée, une pièce étrangement dépourvue de mystère pour une rencontre aussi ésotérique. Une unique ampoule dans un beau lustre de cuivre baignait la table entre nous d’une douce lueur rosée qui conférait à la scène une trompeuse intimité.
La neige tombait toujours et au sous-sol la chaudière émettait un rugissement sourd et continu. J’avais fait entrer le chien avec moi, au grand agacement du seigneur des lieux et, après quelques paroles rassurantes, l’animal était calmement couché maintenant comme un sphinx égyptien, les yeux levés vers nous, les pattes de devant allongées devant lui sur le sol ciré. De temps en temps, James lui jetait un coup d’œil inquiet, et non sans raison. On aurait dit que le chien avait le diable en lui et que le diable connaissait toute l’histoire.
James était bien plus détendu maintenant qu’il ne l’avait été à La Nouvelle-Orléans. Il était le parfait gentleman anglais, ce qui mettait merveilleusement en valeur le corps juvénile et élancé. Il portait un chandail gris qui moulait joliment son torse puissant et un pantalon sombre.
Il avait des bagues d’argent aux doigts. Et une méchante montre au poignet. Je ne me souvenais pas de ces détails. Il m’examinait avec un petit pétillement dans l’œil, bien plus facile à supporter que ces horribles sourires crispés. Je ne pouvais détourner mes yeux de lui, de ce corps qui bientôt peut-être allait devenir le mien.
Je sentais, bien sûr, le sang dans ce corps et cela allumait en moi une passion sourde et dévorante. Plus je le regardais, plus je me demandais ce que ce serait de boire son sang et d’en finir ici et maintenant. Essaierait-il d’échapper à ce corps pour ne me laisser qu’une simple coquille qui respirait encore ?
Je regardai ses yeux et je pensai : sorcier, et une excitation qui m’était peu familière me fit complètement oublier mon appétit. Je ne suis pas sûr pourtant d’avoir cru qu’il pourrait le faire. Je pensais que la soirée allait peut-être finir sur un succulent festin et rien de plus.
Je précisai ma question :
« Comment avez-vous trouvé ce corps ? Comment avez-vous forcé son âme à entrer dans le vôtre ?
— Je cherchais précisément un spécimen de ce genre : un homme qu’un choc psychologique avait privé de toute volonté et de toute possibilité de raisonnement, et pourtant sain de corps et d’esprit. Dans ces cas-là, la télépathie est une grande aide, car seul un télépathe aurait pu atteindre les vestiges d’intelligence encore enfouis en lui. Il me fallut le convaincre, pour ainsi dire, au niveau le plus profond de l’inconscient, que j’étais venu pour l’aider, que je savais qu’il était quelqu’un de bien, que j’étais de son côté. Et dès l’instant où je fus parvenu à ce noyau rudimentaire, ce ne fut pas trop difficile de piller ses souvenirs et de le manipuler pour l’amener à obéir. » Il eut un petit haussement d’épaules. « Le pauvre diable. Ses réactions étaient entièrement imprégnées de superstition. Je le soupçonne d’avoir pensé jusqu’au bout que j’étais son ange gardien.
— Et vous l’avez attiré hors de son corps ?
— Oui, par une série de suggestions bizarres et assez compliquées, c’est exactement ce que j’ai fait. Là encore, la télépathie est une puissante alliée. Il faut avoir vraiment des dons psychiques pour en manipuler autrui de cette façon. La première fois, il s’éleva peut-être de trente ou cinquante centimètres, puis, vlan, replongea dans la chair d’où il venait. Plus par réflexe que par le fait d’une décision quelconque. Mais j’étais patient, oh ! très patient. Et quand je parvins enfin à l’attirer dehors l’espace de quelques secondes, cela me suffit pour m’installer en lui et pour aussitôt concentrer toute mon énergie à le pousser dans ce qui restait de ma vieille enveloppe.
— Comme c’est joliment dit.
— Ah ! vous savez, nous nous appartenons corps et âmes, dit-il avec un sourire tranquille. Mais pourquoi revenir sur tout cela maintenant ? Vous savez comment sortir de votre corps. Ça ne va pas être difficile pour vous.
— Je vais peut-être vous surprendre. Que lui est-il arrivé quand il s’est retrouvé dans votre corps ? A-t-il compris ce qui s’était passé ?
— Absolument pas. Il faut que vous compreniez que l’homme, sur le plan psychologique, était profondément estropié. Et, bien sûr, c’était un imbécile et un ignorant.
— Et vous ne lui avez même pas laissé un instant, n’est-ce pas ? Vous l’avez tué.
— Monsieur de Lioncourt, ce que j’ai fait était un acte de miséricorde ! Quelle horreur ç’aurait été de le laisser au fond de ce corps dans l’état de désarroi où il était ! Il ne se serait pas remis, vous comprenez, quel que soit le corps qu’il occuperait. Il avait massacré toute sa famille. Même le bébé dans son berceau.
— Y étiez-vous pour quelque chose ?
— Quelle triste opinion vous avez de moi ! Pas le moins du monde. Je surveillais les hôpitaux en quête d’un spécimen de ce genre. Je savais qu’il en arriverait un. Mais pourquoi ces dernières questions ? David Talbot ne vous a pas dit qu’il y a de nombreux cas prouvés d’échanges de corps dans les archives du Talamasca. »
David ne me l’avait pas dit. Mais il est vrai que je ne pouvais guère le lui reprocher.
« Est-ce que tous impliquaient un meurtre ? demandai-je.
— Non. Certains impliquaient des marchés comme vous et moi en avons conclu un.
— Je me demande. Nous faisons un couple bien bizarre, vous et moi.
— Oui, mais bien assorti, vous devez le reconnaître. C’est un corps très agréable que j’ai pour vous, dit-il en posant sur son large torse une main ouverte. Pas aussi beau que le vôtre, bien sûr, mais très agréable ! Et exactement ce qu’il vous faut. Quant à votre corps, que puis-je ajouter d’autre ? J’espère que vous n’avez pas écouté ce que David Talbot dit de moi. Il a commis tant de tragiques erreurs.
— Que voulez-vous dire ?
— Il est l’esclave de cette horrible organisation, dit-il d’un ton vibrant de sincérité. Elle le contrôle complètement. Si seulement j’avais pu lui parler à la fin, il aurait compris la signification de ce que j’avais à offrir, de ce que je pouvais enseigner. Vous a-t-il parlé de ses escapades dans le vieux Rio ? Oui, c’est un être exceptionnel, quelqu’un que j’aimerais avoir connu. Mais je peux vous le dire, ce n’est pas un homme qu’il faut contrarier.
— Qu’est-ce qui vous empêche de me tuer dès l’instant où nous aurons échangé nos corps ? C’est précisément ce que vous avez fait à cette créature que vous avez attirée dans votre ancienne enveloppe, en lui assenant un coup brusque sur la tête.
— Ah, vous avez donc discuté avec Talbot, dit-il, sans se laisser démonter. Ou bien avez-vous simplement fait des recherches de votre côté ? Vingt millions de dollars vont m’empêcher de vous tuer. J’ai besoin du corps pour aller à la banque, vous vous souvenez ? C’est absolument merveilleux de votre part d’avoir doublé la somme. Mais j’aurais tenu parole pour dix. Ah, monsieur de Lioncourt, vous m’avez libéré. À dater du vendredi qui vient, à l’heure même où le Christ a été cloué sur la croix, je n’aurai plus jamais à voler. »
Il but une gorgée de son thé chaud. Quelle que fût sa façade, il était de plus en plus anxieux. Et un sentiment similaire et plus énervant commençait à naître en moi. Et si ça marche vraiment ?
« Oh, mais ça marchera, déclara-t-il de son ton grave et convaincu. Et il y a d’autres excellentes raisons pour lesquelles je ne voudrais pas tenter de vous nuire. Laissez-moi vous les énumérer.
— Je vous en prie.
— Eh bien, vous pourriez sortir de cette enveloppe mortelle si je m’y attaquais. J’ai déjà expliqué que vous devez coopérer.
— Et si vous étiez trop rapide ?
— C’est une question purement académique. Je n’essaierai pas de vous faire de mal. Vos amis le sauraient si je le faisais. Aussi longtemps que vous, Lestat, serez ici à l’intérieur d’un corps humain sain, vos compagnons ne songeraient pas à détruire votre corps surnaturel, même si c’est moi qui suis aux commandes. Ils ne vous feraient pas ça maintenant, n’est-ce pas ? Mais si je vous tuais – vous savez, si je vous fracassais le visage ou je ne sais quoi avant que vous ayez pu vous dégager… et Dieu sait que c’est une possibilité, j’en suis moi-même tout à fait conscient, je vous assure ! – vos compagnons découvriraient tôt ou tard que je suis un imposteur et je vous garantis qu’ils ne tarderaient pas à se débarrasser de moi. Voyons, ils sentiraient sans doute votre mort au moment où elle se produirait. Vous ne croyez pas ?
— Je ne sais pas. Mais ils finiraient par tout découvrir.
— Bien sûr !
— Il faut absolument que vous les évitiez tant que vous êtes dans mon corps, que vous n’approchiez pas La Nouvelle-Orléans, que vous vous teniez à l’écart de tous les buveurs de sang, même les plus faibles. Votre talent pour vous dissimuler, il faut l’utiliser, vous comprenez…
— Oui, certainement. J’ai envisagé tous les aspects de l’entreprise, soyez-en assuré. Si je m’avisais de brûler votre beau Louis de Pointe du Lac, les autres le sauraient immédiatement, n’est-ce pas ? Et je pourrais bien être moi-même la prochaine torche à brûler de tout son éclat au cœur de la nuit. »
Je ne répondis pas. Je sentais la colère bouger en moi comme si c’était un liquide glacé, chassant toute impatience et tout courage. Mais j’avais envie de cette aventure ! J’en avais envie et elle était presque à portée de ma main !
« N’allez pas vous embarrasser de telles absurdités », supplia-t-il. Ses manières ressemblaient tant à celles de David Talbot. Peut-être était-ce délibéré. Peut-être David était-il son modèle. Mais je pensais que c’était plus une affaire d’éducation similaire et d’un don de persuasion que même David ne possédait pas. « Je ne suis pas vraiment un meurtrier, vous savez, dit-il avec une soudaine intensité. C’est le fait d’acquérir qui représente tout. Je veux le confort, la beauté autour de moi, tout le luxe imaginable, la faculté d’aller vivre où bon me semble.
— Vous ne voulez pas d’instructions ?
— À propos de quoi ?
— De ce qu’il faudra faire quand vous serez à l’intérieur de mon corps.
— Vous m’avez déjà donné les instructions, mon cher. J’ai lu vos livres. » Il me gratifia d’un large sourire, penchant un peu la tête et me regardant comme s’il essayait de m’attirer dans son lit. « J’ai lu aussi tous les documents qui sont dans les archives du Talamasca.
— Quelles sortes de documents ?
— Oh ! des descriptions détaillées de l’anatomie du vampire – vos évidentes limites, ce genre de choses. Vous devriez les lire vous-même. Ça vous ferait peut-être rire. Les premiers chapitres ont été rédigés à l’époque du haut Moyen Âge et sont bourrés d’extraordinaires absurdités qui auraient fait pleurer de rire Aristote lui-même. Mais les dossiers plus récents sont tout à fait scientifiques et précis. »
Je n’aimais pas la tournure que prenait la discussion. Je n’aimais rien de ce qui se passait. J’étais tenté d’en finir maintenant. Et puis, brusquement, je sus que j’allais poursuivre cette affaire jusqu’au bout. Je le savais.
Un calme étrange descendit sur moi. Oui, nous allions faire cela dans quelques minutes. Et ça allait marcher. Je sentis mon visage pâlir : un imperceptible rafraîchissement de la peau encore douloureuse après la terrible épreuve qu’elle avait subie au soleil.
Je doute qu’il eût remarqué ce changement ou constaté que mon expression s’était durcie, car il continua à discourir.
« Les observations rédigées dans les années 1970, après la publication d’Entretien avec un vampire sont fort intéressantes. Et puis les plus récents chapitres, inspirés de l’histoire fragmentaire et fantaisiste de votre espèce – mon Dieu ! Non, je sais tout de votre corps. J’en sais même peut-être plus sur lui que vous. Savez-vous ce que veut vraiment le Talamasca ? Un échantillon de votre tissu, un spécimen de vos cellules de vampire ! Vous seriez bien avisé de veiller à ce qu’ils ne s’en procurent jamais. Vous avez parlé trop librement avec Talbot, vraiment. Peut-être vous a-t-il rogné les ongles ou coupé une mèche de cheveux pendant que vous dormiez sous son toit. »
Une mèche de cheveux. N’y avait-il pas une mèche de cheveux blonds dans ce médaillon ? Ce devaient être des cheveux de vampire ! Les cheveux de Claudia. Je frissonnai, m’enfonçant plus profondément en moi-même et l’excluant. Voilà des siècles, il y avait eu une nuit terrible où Gabrielle, ma mère mortelle, et son rejeton nouveau-né lui avaient coupé ses cheveux de vampire. Durant les longues heures de la journée, alors qu’elle était allongée dans le cercueil, ils avaient tous repoussé. Je ne voulais pas me rappeler ses hurlements en découvrant la chose. Ces magnifiques tresses de nouveau longues et abondantes sur ses épaules. Je ne voulais pas penser à elle et à ce qu’elle pourrait me dire maintenant à propos de ce que je me proposais de faire. Cela faisait des années que je ne l’avais vue. Il pourrait s’écouler des siècles avant que je ne la revoie.
De nouveau je regardai James, assis là, rayonnant d’impatience, mais s’efforçant de prendre un air patient, son visage éclairé par la douce lumière.
« Oubliez le Talamasca, murmurai-je. Pourquoi avez-vous tant de mal avec ce corps ? Vous êtes maladroit. Vous n’êtes à l’aise que quand vous êtes assis dans un fauteuil et que vous pouvez laisser faire votre voix et votre visage.
— Vous êtes très perspicace, dit-il, avec une inébranlable courtoisie.
— Je ne crois pas. C’est assez évident.
— C’est simplement un corps trop grand, dit-il avec calme. Il est trop musclé aussi… dirons-nous, athlétique ? Mais pour vous, il est parfait. »
Il s’arrêta, regarda la tasse de thé d’un air songeur, puis releva les yeux vers moi. Ils semblaient si grands, si innocents.
« Allons, Lestat, fit-il. Pourquoi perdre notre temps avec cette conversation ? Je n’ai pas l’intention d’aller danser avec le Royal Ballet une fois que je serai en vous. Je compte simplement profiter de toute cette expérience, faire des tentatives, voir le monde par vos yeux. » Il jeta un coup d’œil à sa montre. « Ma foi, je vous offrirais bien un petit verre pour ranimer votre courage, mais au bout du compte ce serait frustrant, n’est-ce pas ? Oh ! au fait, le passeport. Avez-vous pu vous en procurer un ? Vous vous rappelez, je vous ai demandé de me trouver un passeport. J’espère que vous n’avez pas oublié et, évidemment, j’ai un passeport pour vous. Mais j’ai peur que vous n’alliez nulle part avec ce blizzard… »
Je posai mon passeport sur la table devant lui. Il plongea la main sous son chandail, prit le sien dans sa poche de chemise et le déposa dans ma main.
Je l’examinai. C’était un passeport américain et un faux. Même la date de délivrance, deux ans plus tôt, était fausse. Raglan James. 26 ans. Photo correspondante. Bonne photo d’ailleurs. Et cette même adresse à Georgetown.
Il examinait le passeport américain – faux lui aussi – que je lui avais donné.
« Ah, votre peau bronzée ! Vous avez fait préparer cela tout exprès… Ça a dû être la nuit dernière. »
Je ne pris pas la peine de répondre.
« Comme c’est habile de votre part, dit-il, et quelle bonne photo. » Il inspecta le document. « Clarence Oddbody. Où êtes-vous allé trouver un nom comme ça ?
— Une petite plaisanterie pour initiés. Qu’est-ce que ça fait ? Vous ne l’aurez que ce soir et demain soir, dis-je en haussant les épaules.
— C’est vrai. Tout à fait vrai.
— Je compte sur vous ici vendredi matin entre trois et quatre heures du matin.
— Excellent. » Il allait mettre le passeport dans sa poche, puis se reprit avec un rire bref. Ses yeux se fixèrent sur moi et une expression de pur délice se peignit sur son visage.
« Êtes-vous prêt ?
— Pas tout à fait. » Je pris dans ma poche un portefeuille, l’ouvris et en tirai environ la moitié des billets qu’il contenait que je lui remis.
« Ah ! oui, l’argent de poche, comme c’est aimable à vous de vous en souvenir, dit-il. Dans mon excitation, j’oublie tous les détails importants. Inexcusable, et vous êtes un tel gentleman. »
Il rassembla les billets et une fois de plus se reprit avant de les fourrer dans ses poches. Il les reposa sur la table et sourit.
Je posai ma main sur le portefeuille. « Le reste est pour moi, dès l’instant où nous aurons fait l’échange. Je pense que la somme que je vous ai remise vous suffira ? Le petit voleur qu’il y a en vous ne va pas être tenté de rafler ce qui reste ?
— Je ferai de mon mieux pour me conduire comme il faut, dit-il avec bonne humeur. Maintenant, voulez-vous que je me change ? J’ai volé ces vêtements spécialement pour vous.
— Ils sont très bien.
— Faut-il que je vide ma vessie, peut-être ? Ou aimeriez-vous en avoir le privilège ?
— Certainement. »
Il acquiesça. « J’ai faim. J’ai pensé que cette solution vous plairait. Il y a un excellent restaurant en bas de la rue. Chez Paolo. Très bons spaghettis carbonara. Même dans la neige, vous pouvez y aller à pied.
— Merveilleux. Je n’ai pas faim. J’ai pensé que ce serait plus facile pour vous. Vous avez parlé d’une voiture. Où est-elle ?
— Oh ! oui, l’auto. Dehors, à gauche du perron. Une Porsche rouge, j’ai pensé que vous l’apprécieriez. Voici les clés. Mais prenez garde…
— À quoi ?
— Eh bien, à la neige, évidemment ; vous n’arriverez peut-être pas à la déplacer.
— Merci de l’avertissement.
— Je n’ai pas envie que vous vous blessiez. Ça me coûterait vingt millions si vous n’étiez pas ici vendredi comme prévu. Néanmoins, le permis de conduire avec la photo qui convient est dans le bureau du living-room. Qu’y a-t-il ?
— Des vêtements pour vous, dis-je. J’ai oublié de m’en procurer, à part ceux que j’ai sur moi.
— Oh, voilà longtemps que j’y ai pensé, quand je fouinais dans votre chambre d’hôtel à New York. J’ai ma garde-robe, vous n’avez pas à vous inquiéter, et j’aime bien ce costume de velours noir. Vous vous habillez vraiment très bien. Vous l’avez toujours fait, n’est-ce pas ? Mais il est vrai que vous venez d’une époque où les toilettes étaient si somptueuses. Notre époque doit vous sembler terriblement morne. Ce sont des boutons anciens ? Bah, j’aurai le temps de les examiner.
— Où comptez-vous aller ?
— Où j’ai envie d’aller, bien sûr. Vous perdez courage ?
— Non.
— Vous savez conduire la voiture ?
— Oui. Sinon, je trouverai.
— Vous pensez ? Vous croyez que vous aurez toujours votre intelligence surnaturelle quand vous serez dans ce corps-ci ? Je me demande. Je n’en suis pas sûr. Les petites synapses du cerveau mortel pourraient bien ne pas se connecter si vite.
— Je ne connais rien aux synapses, dis-je.
— Bon. Alors, commençons, dit-il.
— Oui, c’est le moment, je crois. » Mon cœur était noué, serré dans ma poitrine, mais James prit aussitôt des manières autoritaires et impérieuses.
« Écoutez attentivement, dit-il. Je veux que vous émergiez de votre corps, mais pas avant que j’aie fini de parler. Vous allez vous déplacer vers le haut. Vous l’avez déjà fait. Quand vous serez près du plafond et que vous nous regarderez tous les deux à cette table, vous vous concentrerez pour vous introduire dans ce corps. Il ne faudra penser à rien d’autre. Il ne faut pas laisser la peur briser votre concentration. Vous ne devrez pas vous demander comment cela s’effectue. Il faudra que vous descendiez dans ce corps, que vous raccordiez totalement et instantanément chaque fibre et chaque cellule. Imaginez-vous en train de le faire ! Imaginez-vous déjà à l’intérieur.
— Oui, je vous suis.
— Comme je vous l’ai dit, il y a dedans quelque chose d’invisible, quelque chose qui reste de l’occupant original et ce quelque chose est avide de se retrouver complet – avec votre âme. »
J’acquiesçai. Il poursuivit.
« Vous serez peut-être la proie de toute une gamme de sensations déplaisantes. Ce corps, quand vous vous glisserez dedans, vous paraîtra très compact, vous aurez l’impression qu’il vous serre. Ne vacillez pas. Représentez-vous votre esprit envahissant les doigts de chaque main, de chaque pied. Regardez par les yeux. C’est le plus important. Parce que les yeux font partie du cerveau. Quand vous regardez à travers eux, vous vous ancrez au cerveau. Vous ne risquerez pas de vous détacher, vous pouvez en être sûr. Une fois dedans, il faudra pas mal d’effort pour sortir.
— Est-ce que je vous verrai sous forme d’esprit au moment de l’échange ?
— Non, pas du tout. Vous pourriez, mais cela détournerait de votre but immédiat une grande partie de votre concentration. Il ne faudra rien voir d’autre que ce corps ; il faudra entrer dedans, commencer à bouger, à respirer et à voir à travers lui, comme je vous l’ai dit.
— Oui.
— Maintenant, une chose qui va vous effrayer, ce sera la vue de votre propre corps, inanimé, ou finalement habité par moi. Ne vous laissez pas obnubiler par le spectacle. À ce stade, il faut une certaine confiance et un peu d’humilité. Croyez-moi quand je vous dis que je prendrai possession de votre corps sans l’endommager, et puis je partirai aussitôt de façon à vous éviter de penser sans cesse à ce que nous avons fait. Vous ne me reverrez que vendredi matin, comme nous en sommes convenus. Je ne vous parlerai pas, car le son de ma voix sortant de votre bouche vous dérangerait, vous troublerait, vous comprenez ?
— Quel son aura votre voix ? Quel son aura la mienne ? »
Une fois de plus il regarda sa montre, puis se retourna vers moi. « Il y aura des différences, dit-il. La dimension du larynx n’est pas la même. Cet homme, par exemple, donnait à ma voix une légère profondeur que je n’ai pas en général. Mais, bien entendu, vous conserverez votre rythme de parole, votre accent, vos façons de parler. Seul le timbre ne sera plus le même. Oui, c’est le mot juste. »
Je le regardai longuement.
« Est-ce important que je sois persuadé que c’est faisable ?
— Non, dit-il avec un grand sourire. Il ne s’agit pas d’une séance. Vous n’avez pas besoin d’attiser le feu pour le médium avec votre foi. Vous allez le voir en un instant. Voyons, qu’y a-t-il d’autre à dire ? » Tendu, il se pencha en avant dans son fauteuil.
Le chien poussa soudain un sourd grognement.
Je le calmai de la main.
« Allez-y ! fit James, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure. Sortez de votre corps maintenant ! »
Je me rassis, de nouveau ordonnant d’un geste au chien de rester tranquille. Puis je m’imposai de m’élever et je sentis soudain dans toute mon enveloppe une vibration qui allait de la tête aux pieds. Enfin vint la merveilleuse conscience que je m’élevais bel et bien, sous la forme d’un esprit, libre et en apesanteur, ma forme masculine encore visible à mes yeux avec ses bras et ses jambes, s’étalant juste au-dessous du plafond blanc, si bien qu’en regardant vers le bas j’eus le stupéfiant spectacle de mon propre corps assis immobile dans le fauteuil. Oh ! quelle magnifique impression, comme si en un instant je pouvais aller n’importe où ! Comme si je n’avais pas besoin de ce corps et que le lien que j’avais avec lui n’avait été qu’une duperie depuis l’instant de ma naissance.
L’enveloppe physique de James s’affaissa imperceptiblement en avant et ses doigts commencèrent à s’avancer sur le plateau blanc de la table. Il ne fallait pas me laisser distraire. L’essentiel, c’était l’échange !
« Descends, descends dans ce corps ! » dis-je tout haut. Mais on n’entendait aucune voix et puis, sans un mot, je me forçai à plonger et à me fondre avec cette nouvelle chair, cette enveloppe corporelle.
Un vacarme de torrent m’emplit les oreilles, puis la sensation d’être serré, comme si mon être tout entier se trouvait enfoncé de force dans un tuyau étroit et glissant. C’était atroce ! J’avais envie de liberté. Mais je me sentais emplir les bras et les jambes vides, la chair lourde et palpitante qui se refermait sur moi, tandis qu’un masque de sensations similaires me recouvrait le visage.
Je fis un effort pour ouvrir les yeux avant même de comprendre ce que je faisais, que je clignais des paupières ou en vérité les plissais, je regardais par des yeux mortels la pièce faiblement éclairée, que je contemplais mon ancien corps juste en face de moi, mes anciens yeux bleus me scrutant derrière les verres violets de mes lunettes, que je contemplais mon ancienne peau hâlée.
J’avais l’impression que j’allais suffoquer – il fallait que j’échappe à cela ! – mais l’idée me frappa soudain, j’étais dedans ! J’étais dans le corps ! L’échange avait eu lieu. Irrésistiblement, je pris une profonde inspiration, faisant mouvoir par là même cette monstrueuse enveloppe de chair, puis je me frappai la poitrine de la main, horrifié de la sentir aussi épaisse, et j’entendis le lourd clapotement du sang qui passait dans mon cœur.
« Mon Dieu, je suis dedans », m’écriai-je, luttant pour dissiper l’obscurité qui m’entourait, ce voile d’ombre qui m’empêchait de voir plus clairement la forme brillante devant moi, qui maintenant s’animait.
Mon ancien corps se dressa, les bras levés comme dans un geste d’horreur, une main heurtant le lustre et faisant exploser l’ampoule, tandis que le fauteuil en dessous se renversait sur le sol. Le chien se leva d’un bond et poussa une série d’aboiements rauques et menaçants.
« Non, Mojo, couché, mon garçon », m’entendis-je crier de cette grosse gorge de mortel, m’efforçant encore de voir dans l’obscurité et incapable d’y parvenir et me rendant compte que c’était ma main qui empoignait le collier du chien et qui le tirait en arrière avant qu’il puisse attaquer l’ancien corps de vampire, lequel fixait le chien avec une totale stupéfaction, ses yeux bleus étincelants, grands ouverts et le regard vide.
« Mais oui, tue-le », lança la voix de James, dans un rugissement assourdissant qui sortait de mon ancienne bouche surnaturelle.
Je portai aussitôt les mains à mes oreilles pour me protéger de ce fracas. Le chien de nouveau se précipita en avant et, une fois de plus, je l’empoignai par son collier, mes doigts douloureusement crispés sur les maillons, stupéfait de sa force et du peu qu’il semblait y avoir dans mes bras de mortel. Mon Dieu, dire qu’il fallait que je fasse fonctionner ce corps-là ! Et ce n’était qu’un chien et moi j’étais un mortel plutôt fort !
« Arrête, Mojo ! » le suppliai-je tandis qu’il m’entraînait hors du fauteuil et me faisait brutalement tomber à genoux. Et vous, sortez d’ici ! » hurlai-je. J’avais terriblement mal aux genoux. La voix était chétive et sans éclat. « Sortez ! » criai-je encore.
La créature qui avait été moi passa en dansant, battant encore des bras et vint s’écraser contre la porte de derrière, fracassant les carreaux et laissant entrer une bouffée de vent glacial. Le chien était furieux et je n’arrivais presque plus à le maitriser.
« Sortez ! » vociférai-je encore une fois et je regardai avec consternation la créature reculer tout droit maintenant à travers la porte, faisant voler des éclats de bois et de ce qui restait de verre, pour s’élever au-dessus des marches de la véranda dans la nuit enneigée.
Je l’aperçus un dernier instant, suspendu entre ciel et terre au-dessus du perron, hideuse apparition, avec la neige qui tourbillonnait autour de lui, ses membres s’agitant maintenant de concert comme s’il nageait dans une mer invisible. Ses yeux bleus étaient encore grands ouverts et son regard stupide, comme s’il n’arrivait pas à modeler de façon expressive la chair surnaturelle qui les entourait, et ils étincelaient comme deux joyaux incandescents. Sa bouche – mon ancienne bouche – s’élargissait en un rictus incompréhensible.
Puis il disparut.
J’avais le souffle coupé. Il faisait glacial dans la pièce, avec le vent qui s’engouffrait dans tous les coins, faisant se heurter les casseroles de cuivre sur leurs râteliers et battre la porte de la salle à manger. Brusquement le chien se calma.
Je me rendis compte que j’étais assis par terre auprès de lui, que j’avais le bras droit passé autour de son cou et le gauche enfoui contre la fourrure de son torse. Chaque inspiration me faisait mal, je clignotais au milieu des flocons de neige qui me volaient dans les yeux et j’étais prisonnier de ce corps inconnu rembourré de poids de plomb et de toile à matelas, et l’air glacé me mordait le visage et les mains.
« Bonté divine, Mojo, soufflai-je dans son oreille rose et douce. Bonté divine, ça y est. Je suis un mortel. »